La vie idéale

 

 

Je veux rendre hommage ici à François Vincent, Margaret Vincent née Bell et leurs enfants Pierre et Hélène.

Vous ne trouverez pas étrange que je vous dise que pour commencer à connaître leur histoire il faut déjà les mots de base de la langue française et la parfaite conjugaison du verbe être au présent de l'indicatif. Car la famille Vincent est la fiction qui a permis à Gaston Mauger dans son célèbre Cours de langue et de civilisation française des éditions Hachette en six volumes, dit le Mauger, d'enseigner le français à une immense quantité d'étrangers dans le monde.

Ceux qui ont eu le bonheur de le compulser sont devenus des spectateurs, des amis et des complices de la famille Vincent. C'est vers 1960 que je me suis pour ma part liée à eux de la manière que voici.

Le fils, Pierre Vincent, entre en scène le premier. Je suis en mesure de tracer de lui un portrait très précis. Il a une tête ronde. Voici la tête de Pierre Vincent. Il est fort. Il a quatre membres robustes. Voici le bras gauche et voici la jambe droite de Pierre. Il a deux mains et deux pieds solides. Voici la main gauche et le pied droit de Pierre. Il a des doigts minces, un long cou, des coudes pointus, mais des genoux (un genou) ronds, des épaules carrées, un dos et une poitrine large.

Pour connaître les autres membres de la famille il m'a fallu patienter plusieurs semaines, le temps de bien me familiariser avec le verbe avoir au présent de l'indicatif sous la forme affirmative (j'ai), négative (je n'ai pas) et interrogative (ai-je ?). Viendront ensuite les possessifs mon-ton-son, les verbes en er, l'heure. Quelle heure est-il ? Il est dix heures. Le soleil brille. Il vous sera défendu de faire plus ample connaissance avec les Vincent si vous ne comptez pas cardinal-ordinal et si vous ne passez pas par la leçon 12 qui est celle des jours de la semaine et des mois de l'année.

Enfin, la petite Hélène Vincent est introduite dans l'histoire à la leçon 14, mais seulement à la fin ; au début, son frère occupe encore le devant de la scène. Voici le visage de Pierre Vincent : il a des cheveux noirs, un front haut, des yeux (un œil) bruns, des sourcils larges, un nez pointu, sa bouche est grande, ses lèvres sont rouges, ses dents sont blanches, son menton est rond, ses joues sont roses. A-t-il une langue ? – Mais oui ! Où est-elle ? Elle est dans sa bouche. Pierre n'est ni beau ni laid. La petite Hélène, sa sœur, est blonde, elle a deux grands yeux (rappelez- vous, un œil), ils sont bleus avec des cils noirs. Hélène est belle.

L'amour de tendresse que je porte à cet ouvrage me fait pardonner immédiatement cette maladresse qui ne vous a pas échappé et qui a peut-être un peu chagriné Monsieur et Madame Vincent : leur fille Hélène est belle, alors que leur fils Pierre n'est pas beau ... sans toutefois être laid.

A la leçon 14, la belle Hélène Vincent est à nouveau là, mais nous ne la connaîtrons pas davantage pour l'instant, elle est plus qu'occupée, elle est en classe. C'est Louise Leblanc, l'institutrice qui fait le cours, ne les dérangeons pas.

Nous réalisons à la leçon 15 que nous ne sommes pas en France mais à Montréal (Canada) où les Vincent ont une maison qui a un jardin avec des fleurs, un toit, où est le grenier ? il est sous le toit.

Enfin toutes les conditions terminologiques et grammaticales étant réunies, nous rendons visite aux Vincent chez eux à Montréal. C'est Madame Vincent qui nous accueille. Bonjour chers amis, je suis contente de votre visite (f.). Monsieur et Madame Vincent sont mari et femme depuis dix-sept ans, Pierre a seize ans et Hélène sept ; Hélène est la sœur de Pierre, Pierre est le frère d'Hélène en même temps que le fils de Margaret et de François, qui sont les parents de Pierre et d'Hélène, etc. L'arbre généalogique, car il y en a un, signale qu'il y a aussi des grands-parents, des oncles et des tantes dont la plus importante à mes yeux est Marie pour avoir épousé un compatriote à moi de Buenos Aires, Miguel Sanchez.

Vient la visite guidée détaillée de la maison, il faut voir comme tout est impeccable chez eux, le salon, la salle à manger, la cuisine. Ce qui les rend définitivement mes amis est que la musique tient une place importante : il y a chez eux un piano, un poste de radio, un poste de télévision et un phono avec des disques (m.). Dans la cuisine le robinet en cuivre brille comme de l'or. Combien de chambres (ou de chambres à coucher) avez-vous Madame ? Deux au premier (ou au premier étage), deux au second. C'est grâce à la petite Hélène qui veut tout nous montrer et tout nous raconter, que nous pénétrons dans l'intimité des chambres. Oui, Hélène est bavarde, mais pas dans le mauvais sens du terme, elle est espiègle. Si de son frère aîné Pierre nous avons eu la description physique détaillée, de la petite Hélène l'ouvrage dresse le portrait psychologique.

Et Monsieur Vincent où est-il dans tout ça ? Au travail bien entendu, il est journaliste au Courrier de Montréal ; il ne rentrera à la maison qu'à la leçon 20 pour annoncer la grande nouvelle : il vient d'être nommé correspondant de son journal ; au futur de l'indicatif, nous apprenons qu'ils partiront pour la France dans un mois, en bateau, en avion ? nous ne savons pas, ils vont discuter de cela pendant le dîner, mais nous ne serons pas à table avec eux.

Que de préparatifs ! pas moins de deux malles, une pour les vêtements d'homme et les verbes du troisième groupe, l'autre pour ceux de femme et le futur proche : ils vont ranger un à un leurs vêtements et affaires de toilette. Et quand au passé récent les Vincent viennent d'obtenir leurs papiers, tout est prêt. Le 24 juillet la famille embarque sur le paquebot France et ils ont eu bien raison parce que la rapidité de l'avion était moins propice à l'apprentissage du passé composé et de tout un tas de nouveaux termes.

La famille débarque enfin au Havre et nous au pluriel des mots. Puis une locomotive fumante les tire vers Paris, pendant que Monsieur Vincent lit des journaux et surtout pas des journals ; et les voilà débarquant à la Gare Sant-Lazare, voie 23. Leurs amis Legrand les attendent. C'est par l'impératif qu'un porteur s'occupe de leurs bagages et qu'il prennent le taxi rue d'Amsterdam. Et voici Paris dans toute sa splendeur qui défile par les vitres.

Quelques jours après, moyennant un loyer pas cher du tout, ils emménagent dans un cinq pièces au quatrième étage ascenseur d'un quartier convenable au 17 quai de Conti, inondé de soleil et bercé par la Seine (pas le contraire, fort heureusement). Nouveau parcours pièce par pièce, forcement plus détaillé que dans leur maison à Montréal, puisque nous avons maintenant un vocabulaire accru qui commence à faire de nous des francophones assez respectables.

Je suis arrivée pour la première fois en France en 1970. Lorsque je mis un pied à terre à l'aéroport d'Orly, voici ce que j'ai vu : de l'autre côté de la passerelle les Vincent me faisaient de grands gestes de la main et des sourires joyeux. Puis, c'est avec eux que j'ai fait chaque promenade, chaque découverte. Ce que je veux dire, vous l'avez compris, est que grâce à eux tout m'était déjà un peu familier, puisqu'ils avaient été pour moi, leçon après leçon et dans l'ordre : chez les marchands du quartier, à la poste, dans les grands magasins, dans le métro et l'autobus, chez le coiffeur, à la préfecture de police, à la tour Eiffel, dans la rue, au café-tabac, au théâtre et au cinéma, au concert du jardin du Luxemboug, au zoo et même à l'hôpital.

Récemment, la chaine de télévision La Cinquième diffusait une conférence devant un public de jeunes gens ; j'ai pris l'émission en route et par hasard : elle portait sur le Mauger ! mais un ton de caricature le renvoyait tristement, en même temps que ma jeunesse, vers des temps dépassés. Je me suis précipitée vers mes ouvrages bien rangés dans ma bibliothèque comme pour chercher du secours. Je fus immédiatement rassurée. François Vincent, Margaret Vincent née Bell et leurs enfants Pierre et Hélène, âgés de seize et sept ans respectivement, avaient acquis par le biais de la pédagogie cette existence intemporelle que seuls accordent la bonne littérature et les contes d'enfants : cinquante ans après, ils continuent de vivre, impassible, intacte, leur vie idéale.

 

janvier 2011

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