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- Créé le mardi 15 octobre 2013 12:59
- Mis à jour le mercredi 25 janvier 2023 07:54
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Chifoumi
Au royaume de Caldebar, le roi s'était épris du jeu de Chifoumi, amusement venu de Chine, qui se traduit par « Un-Deux-Trois » mais qu'on connaît plutôt sous le nom de « Pierre-Ciseaux-Papier ». Deux adversaires placés face à face comptent à haute voix jusqu'à trois, puis simultanément ils font l'un de ces trois gestes : main ouverte pour figurer une feuille de papier, poing fermé pour représenter une pierre, ou trois doigts repliés et les deux autres (majeur et index) tendus, imitant des ciseaux. Si les deux adversaires font le même geste, le match est naturellement nul ; dans les autres cas la règle veut que les ciseaux battent le papier, puisqu'ils peuvent le fragmenter, que la pierre batte les ciseaux, parce qu'elle peut les écraser et que, bizarrement, le papier quoique plus fragile batte la pierre en l'enveloppant.
C'est sur cette curiosité que nous retrouvons notre roi qui n'a jamais pu comprendre la supériorité du papier sur la pierre. Comme aucun de ses partenaires de jeu n'a pu l'instruire, il se tourne vers la philosophie représentée par Hermance de Tucumi, qui a commis diverses œuvres, dont un Traité sur l'Esprit et un autre sur la Matière, ainsi qu'un troisième sur l'Esprit de la Matière, et qui a composé également un important volume de Logique. Le savant est invité à éclairer dans la mesure du possible le roi et sa cour et la question très précise qui lui est posée est :
Pourquoi, au jeu de Chifoumi, le papier, malgré sa fragilité, l'emporte-t-il sur la dure pierre ?
Entouré de ses disciples, le vieux philosophe se rend au Palais et devant l'attention générale, tient un discours qui se résume ainsi.
On pourrait penser, énonce le sage en première partie, que les anciens inventeurs de Chifoumi ont voulu introduire dans la règle du jeu une dimension symbolique ; que peut-être ils voulaient dire que la pierre ne véhicule que la force brute, alors que le papier peut véhiculer des idées. Cette hypothèse doit être écartée, dit le philosophe, car il n'a pas pu échapper aux anciens chinois que les sculptures taillées par les artistes, certaines magnifiques, ne sont autre chose que la pierre, qui porte elle aussi l'empreinte de l'esprit.
La deuxième partie du discours développe l'idée, plus vraisemblable aux yeux de l'orateur, que, pour les anciens chinois qui ont inventé Chifoumi, le papier est supérieur à la pierre parce que sa souplesse et sa légèreté sont transformées en avantages : en couvrant la pierre, le papier la rend aveugle, donc impuissante. Ou bien en la masquant, en la soustrayant à la perception, il lui enlève de sa réalité, ou la met tout au moins hors jeu.
La troisième et dernière partie de l'exposé développe l'idée que la règle de Chifoumi contient, quoi qu'il en soit, la parabole universelle de la possibilité de victoire du faible contre le fort. Tout comme David face à Goliath, en changeant la modalité de l'affrontement, en le situant dans une dimension autre que celle de la pure force physique, le papier contourne la fatalité. Sur le plan logique, c'est l'implacable linéarité aristotélicienne qui est démentie : de A plus fort que B et de B plus fort que C, il ne s'ensuit pas forcément que A est plus fort que C, puisque nous constatons, que C peut battre A. Logique donc circulaire, conclut le conférencier, peut-être plus générale qu'on ne le croit.
Tout le monde réfléchit à ces derniers mots quelque peu oraculaires, et c'est la fin de la séance.
Le roi n'est pas certain d'avoir tout compris, mais il n'est pas mécontent et il semble séduit. En descendant de son trône, il tend la main au vieux savant qui descendant de sa chaire lui tend la sienne, papier donc contre papier pouvant se nouer en poignée de main, sans doute la plus aimable des neuf figures possibles de Chifoumi.
août 2011
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