Ma Créature

 

Maintes fois reprise par philosophes et poètes, une hypothèse qui remonte à d'anciennes traditions hindouistes voudrait que le monde et tout ce qu'il contient soit le rêve d'une Créature endormie, selon les versions une divinité, un monstre ou un géant. Dans tous les cas, notre existence, notre vie, notre matérialité, nos sensations et nos sentiments, tout ce que nous prenons au sérieux, se désagrégera en poussière d'étoile au réveil de la Créature.

Mais c'est beaucoup plus compliqué que ça.

Pour concevoir que nous soyons le rêve d'une Créature, il faut au préalable avoir imaginé la Créature qui nous rêve. Si nous cessons d'exister lorsque la Créature cesse de rêver, elle disparaît tout autant lorsque nous cessons de l'imaginer, ce qui aurait pour effet, en retour, et ceci par notre propre faute, de nous submerger dans le néant. Sans parler du fait que, devant l'avoir à l'esprit le jour comme la nuit, soit nous ne dormons pas, soit, si nous dormons, la Créature est forcément, et à son tour, notre rêve unique et permanent.

Non seulement l'hypothèse ne m'aide pas, mais je vis avec le sentiment angoissant que le sort de la Créature ne préoccupe personne et que de ce fait, pour préserver le monde, il n'y a que moi. Comme je dois l'avoir à l'esprit partout et tout le temps, cette seule semaine, sans que cela se voie,  j'ai traîné la Créature en courses, au cinéma, à la poste, chez l'oculiste, à Beaubourg, à une bar-mitzva, aussi bien à pied que dans le métro et même en taxi une fois. En somnambule, naturellement, puisqu'il faut qu'elle continue de dormir et de rêver tout en me suivant dans mes mouvements.

Pour donner une image à ces rapports étroits entre la Créature et moi, je pense au jeune homme de la publicité de la télévision, promenant en laisse un gros Yéti, tout poilu, tout blanc, censé lui apporter une sensation de fraîcheur dans un Paris caniculaire et transpirant. Jusqu'à ce que l'heureuse découverte des pastilles rafraîchissantes Tic Tac permette au jeune homme de libérer son Yéti, que nous voyons aussitôt, bien content, rejoindre sa fiancée Yétie dans son blanc Himalaya.

Mais dans notre cas, si jamais il y avait un équivalent, un Tic Tac me permettant de libérer ma Créature à moi, je dis à l'hypothèse que je n'en voudrais pas, à l'idée que nulle part, aucune fiancée ni personne d'autre ne l'attend.

 

décembre 2020

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